Par une belle matinée, je me trouve en lisière du village de Poschiavo, devant l’entrée d’une vieille ferme. Situé Via da Sotsassa 11, ce domaine était autrefois l’apanage de l’ancien couvent. Un minibus gris s’engage dans la ruelle avant de s’arrêter à ma hauteur. En descendent Michele Dorsa, maître ramoneur, et son collaborateur Luca Tuena. Le véhicule regorge d’outils : aspirateurs, toiles de protection, longues perches en fibre de verre ainsi qu’une panoplie de brosses et de cannes en acier.
A propos de son travail, Michele Dorsa déclare de son accent chantant : « J’aime travailler à la campagne. Les villages n’ont pas de secret pour moi et je connais tout le monde. Parfois, des personnes âgées m’appellent pour une broutille, mais ce qu’elles recherchent en réalité, c’est le contact. » Menuisier de formation, il a fait un apprentissage de ramoneur à Ascona (TI) dans les années 1990 avant de s’établir dans son village natal de Brusio – une reconversion pour le moins surprenante, qu’il explique ainsi : « La menuiserie, c’est beaucoup trop de stress. Maintenant que je suis ramoneur, je suis bien plus heureux. » Pendant 20 ans, il a travaillé pour l’entreprise du maître ramoneur Getullio Crameri à San Carlo (Poschiavo), où il a été coresponsable de plus de 4000 cheminées et installations sur un territoire s’étendant de l’Ospizio Bernina (2253 m) à Campocologno. Puis, il y a huit ans, il a repris l’affaire de son mentor et ramone aujourd’hui quelque 1100 cheminées par an, aidé de son collaborateur.
Seul ramoneur de cette vallée aux confins des Grisons, Michele Dorsa est toujours sur la brèche. Il nettoie les cheminées sur le toit, mesure les valeurs de chauffage dans la cave et inspecte les foyers dans les logements de sa région.
Expertise et doigté
Notre maître ramoneur de 56 ans s’occupe aujourd’hui d’un vieux poêle cylindrique (« stufa a tamburo ») en compagnie de Luca Tuena, 33 ans, lui aussi ancien menuisier. Ce n’est pas leur première intervention de la journée : à sept heures, ils ont effectué des mesures de monoxyde de carbone et d’oxyde d’azote dans des chauffages au mazout et au gaz à Brusio. J’observe maintenant Luca Tuena préparer le terrain : il dispose soigneusement des toiles de tissu devant un autre poêle à bois au sous-sol et scelle les ouvertures du fourneau avec du ruban adhésif. Enfin, il peut grimper sur le toit en ardoise par une lucarne et commencer à désencrasser la cheminée. D’un geste adroit, il fait lentement glisser la brosse accrochée au bout d’une longue corde le long du conduit jusqu’à la cave. « Rigueur oblige, il faut tout répéter deux fois, explique son chef. Descendez la brosse trop vite, et la suie s’échappera. Or il serait dommage que ce poêle si typique de la région noircisse la jolie salle lambrissée de sapin. » Soudain, la tige s’arrête : elle est arrivée en bas. Le ramoneur récupère son matériel, dont le fameux « hérisson », comme on appelle la brosse hirsute. Le diagnostic tombe : une ouverture coulissante est trop étroite. Rien de grave, le problème sera facilement corrigé sur place.
Entre brosses et aspirateurs
Revenu au sous-sol, Luca Tuena ouvre les petites trappes en fonte d’un poêle en faïence, derrière lequel passe la cheminée. Disparue, la suie qu’il a décollée sur les parois de la cheminée ! Son grattoir et ses deux brosses à la ceinture, il s’arme d’un aspirateur de compétition – plus propre, plus rapide et plus sain – et retire ainsi plusieurs kilos de suie de la cheminée. A l’aide d’une lampe de poche, son chef inspecte ensuite la cheminée et l’ensemble du poêle en faïence. Il en ressort le visage noir de suie.
Selon le cas, Michele Dorsa doit utiliser un miroir pour examiner la cheminée. Enfin, le maître ramoneur vérifie le bois de chauffage (mélèze) que Franco « Joghi » Crame-ri-Droux (73 ans), l’apiculteur qui occupe la ferme, utilise pour le poêle, la cuisinière à bois et le four à pizza. Il ne se contente pas d’inspecter le stock de combustible : il examine aussi les cendres et fait un rapport sur les éventuels défauts à la commune. Dans les Grisons, il est obligatoire de faire contrôler son chauffage au bois. « Rien à signaler », indique-t-il sur le formulaire officiel. Après une heure et demie, ils remballent leurs outils. « Tutto a posto: aucun souci à se faire pour l’hiver prochain », conclut Michele Dorsa.
Michele Dorsa, ramoneurJe suis parfois à la fois conseiller et psychologue.
Il rédige encore un rapport pour l’assurance immobilière cantonale. Franco Crameri, qui habite depuis 25 ans dans cette impressionnante ferme historique, remercie les deux hommes et leur donne même un pourboire.
A la fois conseiller et psychologue
Toute la journée, les deux ramoneurs vont de maison en maison. Si, souvent, un arsenal léger suffit, il faut parfois déployer l’artillerie lourde, tant face aux soucis d’enfumage qu’aux épanchements de l’âme. « Les ramoneurs sont des gens sociables. Je suis parfois à la fois conseiller et psychologue », dit Michele Dorsa. Cela fait maintenant quatre heures que les deux sont sur les routes, mais cette journée bien remplie n’est pas finie : les ramoneurs, ou spazzacamini, comme on les appelle ici, travaillent huit heures par jour, jusqu’à 17 heures, soit le temps de rendre visite à cinq client·es.
A l’origine, des mercenaires
Malheureusement, il existe très peu de littérature sur les ramoneurs. Daniele Papacella, historien et journaliste originaire de Poschiavo, aujourd’hui rédacteur de télévision et correspondant à Zurich de la RSI (radio et télévision de la Suisse italienne) explique au sujet des ramoneurs de la région : « Ici, ce n’est pas comme au Tessin, où l’on trouvait des villages entiers de spazzacaminiqui émigraient à Milan avant de rentrer chez eux. Les gens du Val Pochiavo étaient d’abord des mercenaires et des cordonniers, et plus tard des confiseurs. Les premières dispositions antiincendie, adoptées vers 1850, ont favorisé l’apparition des ramoneurs professionnels dans cette région comme dans le reste du pays. Il s’agissait souvent de frontaliers lombards ou de gens venus de Suisse alémanique. »
La vie des ramoneurs d’antan
A quoi ressemblait jadis la vie d’un ramoneur du val Poschiavo ? Paola Gianoli, née en 1963, est la fille d’un maître ramoneur de Poschiavo, Luigi Gianoli (1921 - 1998). Elle raconte à son sujet : « Mon père cumulait deux activités. De la fin de l’automne jusqu’au printemps, il était ramoneur indépendant tandis qu’en été et le reste du temps, il se consacrait à l’agriculture. Il devait se lever très tôt pour traire les vaches et, dès qu’il avait fini son activité de ramoneur, il reprenait le travail à l’étable. Mon père avait certes déjà un aspirateur, mais les installations étaient tout de même plus sommaires qu’aujourd’hui. Ce travail a bien changé. Comme Michele Dorsa, il faisait aussi office de ‹ psychologue › ; il lui arrivait parfois d’être confronté à des situations humaines délicates et d’apporter son aide. J’avais l’impression que mon père ne s’arrêterait jamais. » Et de conclure en souriant : « Je n’avais pas entièrement tort : il n’a raccroché qu’à l’âge de 70 ans. »
Conseil lecture: « Les Frères noirs » (Lisa Tetzner)
Jusqu’au milieu du XX e siècle, la pauvreté de certaines vallées contraignait les familles ouvrières et paysannes tessinoises à envoyer leurs enfants de cinq à quinze ans travailler comme ramoneurs dans les villes industrielles du Piémont et de la Lombardie. Le livre Les Frères noirs, paru en 1941, relate cet épisode de l’histoire à travers le personnage de Giorgio, un petit garçon originaire de Sonogno dans le val Verzasca.
Si ce roman pour la jeunesse a été commencé par Lisa Tetzner, il a été achevé par son mari, l’écrivain Kurt Held (de son vrai nom Kurt Kläber). En tant que réfugié politique, il n’était pas autorisé à publier en Suisse, le livre est donc édité sous le nom de sa femme uniquement. Plus tard, Kurt Held connaîtra le succès dans le monde germanophone avec un classique de la littérature jeunesse, Zora la Rousse.







